Le manager, le migrant et le philosophe, Loïck Roche répond à nos questions dans cette nouvelle interview.
Sommaire :
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire cet ouvrage ?
Dans votre livre vous parlez de paix économique, comment l’expliquez-vous ?
Quels impacts l’actualité peut-elle avoir sur le management en entreprise ?
Pourquoi avoir choisi le terme « migrant » pour désigner un groupe de personnes ?
Quelles sont les améliorations que vous avez pu constater sur le vivre-ensemble en entreprise ?
Un conseil pour l’avenir ?
1) Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire cet ouvrage ?
Il y a un point de départ. Les attentats à Paris le 13 novembre 2015. À un moment donné, en tant que citoyen – mais aussi dans ce que je pense être ma fonction en tant que directeur général d’une composante de l’enseignement supérieur – c’est cette évidence « que je ne peux plus me taire ». Il n’y a pas d’un côté un enseignement supérieur qui serait sanctuarisé, qui vivrait hors du temps, et d’un autre, le monde tel qu’il est, avec ce qu’il a de plus beau, mais aussi ce qu’il a de plus abject. C’est aussi à ce moment-là que naît cette évidence, le concept de grande école ne veut plus rien dire. En revanche des écoles peuvent se montrer grandes si elles s’emparent – pour essayer à leur niveau d’apporter des solutions, par leur travail avec et pour les étudiantes et les étudiants, par leur travail avec et pour les entreprises – de ce qu’on pourrait appeler les grands défis du XXIe siècle.
2) Dans votre livre vous parlez de paix économique, comment l’expliquez-vous ?
Au plus simple, la paix économique, c’est dire que tous les coups ne sont pas permis.
Plus élaboré, c’est comprendre ce que j’ai appelé La Théorie du Lotissement. Comprendre, comme dans un lotissement, que la valeur de ma maison est étroitement corrélée à la valeur de la maison du voisin. Que plus celle-ci aura de valeur et plus cela créera de la valeur pour l’ensemble du lotissement et donc pour ma propre maison.
C’est comprendre, ramené à l’entreprise, que j’ai tout intérêt non pas à voir disparaître mon concurrent mais au contraire à le souhaiter le plus fort possible.
C’est faire sienne la philosophie de Kant qui nous rappelle comment poussent les arbres dans la forêt. Ils se contraignent mais, ajoute-t-il, positivement, ce qui leur permet de pousser hauts et droits.
S’il ne devait ne plus y avoir qu’un seul arbre, après quelques générations, il sera tout rabougri. Pourquoi faire l’effort de grandir, pourquoi faire l’effort de travailler, puisque qu’il a désormais et pour lui seul accès au soleil. Trop souvent les règles économiques, c’est vouloir la destruction de l’autre. Mais ce n’est pas parce que l’autre a disparu que je suis plus grand pour autant. Que je fais des choses plus belles, que je crée plus de valeurs pour un monde plus responsable.
La paix économique, c’est promouvoir une paix soucieuse des aspirations sociales, sociétales et environnementale. C’est en cela que je dis que la paix économique, pour moi, fait condition et ouverture à la paix sociale et environnementale.
3) Quels impacts l’actualité peut-elle avoir sur le management en entreprise ?
Comme les écoles, et plus généralement les universités, ne peuvent pas vivre en vase-clos, hors du monde, les entreprises ne peuvent pas vivre hors de ces mêmes réalités. Manager, ce n’est pas seulement répondre aux seules injonctions de sa propre hiérarchie pour, avec ses équipes, atteindre les objectifs fixés, c’est aussi : (1) mettre en place les conditions d’expression des personnes, et donc leur permettre en réalisant un travail de se réaliser elles-mêmes ; (2) prendre et assumer des positions très claires par rapport aux faits d’actualité.
Je suis ainsi, un des très rares directeurs à m’être exprimé publiquement, oralement et par des écrits publiés, sur des sujets aussi importants que : les attentats, les caricatures, les gilets-jaunes, la guerre de la Russie contre l’Ukraine ; mais aussi la culture de l’annulation, la pensée woke, l’écriture inclusive, le port des signes religieux, les vaccins, les transitions : écologique, économique et sociétale ; mais aussi le harcèlement scolaire, les violences sexuelles et sexistes, etc.
Un manager, aujourd’hui, n’est pas seulement ce qu’il dit de faire. Il n’est pas seulement celui qui saute sur sa chaise en répétant « les valeurs, les valeurs, les valeurs ». Il est aussi celui qui les vit par ce qu’il fait et donc, en toute fin, par ce qu’il est.
4) Pourquoi avoir choisi le terme « migrant » pour désigner un groupe de personnes ?
Pour Deleuze qui marque bien le passage de ce voyage qu’entreprennent les exilés, pour devenir des réfugiés. Pour ce passage entre immigrant, celui ou celle qui quitte sa terre, son pays, pour être un jour émigrant lorsqu’il ou elle arrive sur une nouvelle terre, un nouveau pays.
Peut-être, plus simplement, par écho à Aznavour. À sa chanson Les Émigrants.
« Comment crois-tu qu'ils sont venus ? [...] Comment crois-tu qu’ils sont restés ?[...] Comment crois-tu qu’ils ont tenu ? [...] Comment crois-tu qu’ils ont mangé ? Comment crois-tu qu’ils ont aimé ? [...] Comment crois-tu qu’ils ont gagné ? [...] Comment crois-tu qu’ils ont souffert ? [...] Comment crois-tu qu’ils ont lutté ? [...] Comment crois-tu qu’ils ont fini ? »
5) Quelles sont les améliorations que vous avez pu constater sur le vivre-ensemble en entreprise ?
Je ne suis pas certain qu’il y ait eu beaucoup d’améliorations. En revanche, les règles sont aujourd’hui plus claires, entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Là aussi, l’actualité à fait irruption et fait – en ce cas – très certainement beaucoup de bien. La libération de la parole avec des mouvements comme #MeToo a permis de changer bien des mentalités. Pour autant, les règles de civilité, de respect, de bienveillance, manquent encore trop souvent.
Ministre de l’éducation nationale, avant toute autre chose, je m’attaquerais pour de vrai au harcèlement scolaire. Ministre de l’enseignement supérieur, avant toute autre chose, je m’attaquerais pour de vrai aux violences sexuelles et sexistes. Ministre « de l’entreprise », PME, Industries, avant toute autre chose, je m’attaquerais pour de vrai aux questions du harcèlement. Dans les petites classes, dans l’enseignement supérieur, dans le domaine professionnel, hommes et femmes, petits ou grands, doivent se sentir en sécurité dans leur travail.
6) Un conseil pour l’avenir ?
Ma première réponse serait : « Surtout pas ! ». Expression de Ricœur – dans les paradoxes, les injonctions souvent paradoxales, la complexité que nous devons penser parce qu’elle est celle de notre monde – les choix ne se font pas de manière simple mais souvent entre le gris et le gris. Comprendre avec Karl Popper, qu’il n’y a pas de vérité mais, au mieux, avec les progrès, une approximation de la vérité, ce qu’il appelle vérissimilitude. Le progrès pouvant être défini comme la capacité à passer d’une moins mauvaise solution à une solution encore moins mauvaise. Nous accorder peut-être sur cette ultime ambition à laquelle nous pousse Edgard Morin, « Réveillons-nous » pour ne plus avoir à « subir les évènements comme des somnambules ». Comprendre « L’urgence à penser l’avenir ». « La nécessité de s’attendre à l’inattendu pour savoir naviguer dans l’incertitude ».
Comprendre – cela c’est moi qui l’ajoute – que la première demande des hommes et des femmes, c’est d’être écoutés.
Roche L., Le manager, le migrant et le philosophe, PUG, octobre 2019.
Une interview de Loïck Roche par Tiphaine Rabolt pour FoxRH.
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